Ils sont en place autour de lui. Tout est parfaitement orchestré. Ils vont le convaincre de prononcer les mots qui feront basculer l’élection. La chercheuse s’affaire sur son ordinateur : la carte du cerveau est en place. Au moindre atome près. La simulation est projetée sur un écran, tandis qu’un scanner oscille autour du crâne du Ministre des Armées. Elle vérifie que la simulation colle à la réalité avant de mener l’opération à bien. Entravé, le ministre est rouge, suant, les yeux agités comme sortant de ses orbites. Il hurle. Il ne leur dira rien, ils ne peuvent rien faire. Le chef de l’opération, un petit homme aux cheveux bruns bouclés et au regard perçant, laisse éclater un rire bref. Il se plante devant le ministre emprisonné, et le regarde droit dans les yeux. « Salaud, vous n’obtiendrez rien de moi ! » Les deux hommes ont parlé en même temps. Ils ont prononcé les mêmes mots, à la même seconde, dans la même langue, avec la même intonation. Le ministre s’étrangle de confusion et de peur. Il devient encore plus rouge, un peu de bave s’échappant de ses lèvres tremblantes. Toute l’assemblée éclate de rire puis reprend son travail, pianotant sur les claviers, réglant quelques boutons. Pendant ce temps, une jeune femme en blouse s’approche de la chercheuse.
« Excusez-moi, je suis nouvelle, j’ai un peu travaillé sur la conception du scanner mais je ne comprends pas tout ce qui se passe. Comment peut-on convaincre un homme aussi intègre de trahir son camp ? » La chercheuse dégage une mèche grise de son visage, esquisse un sourire qui renforce la malice dans ses grands yeux : - « Si l’on possède la carte des atomes et de leurs interactions dans un cerveau humain, il est facile de prédire des décisions. Tous vos choix depuis votre enfance n’en sont pas vraiment. Et de fait, si on peut les prédire, on peut aussi les influencer. Avec les bons mots, les bons stimuli sensoriels, olfactifs... il est facile de vous faire prendre une décision qui vous a toujours été inenvisageable.
- C’est du déterminisme, n’est-ce pas ? Et si ça ne marchait pas ?
- Vous êtes bien gentille jeune fille mais j’étudie ce sujet depuis 20 ans, je peux vous assurer que cette opération sera fructueuse.
- Pourtant… j’ai lu quelque part que les fluctuations quantiques pouvaient aussi concerner le cerveau et donc justement la prise de décision. Et que ces fluctuations sont totalement aléatoires… Qu’on ne peut pas les contrôler. »
La chercheuse se tourne vers elle, interloquée. La jeune femme enchaîne « Toutes mes excuses, on m’appelle là-bas, je vous laisse travailler ».
Elle s’éloigne doucement pour éteindre le scanner. L’opération va commencer.
Le temps se suspend. On entend à peine le murmure des blouses. Tout le monde retient son souffle. La seconde d’après c’est un concert d’extraits de vidéos, de sons, de discours, d’aérosols déclenchés, de fioles d’odeurs, de bruissements des pinceaux, morceaux de tissus, aiguilles qui caressent ou percent la peau du ministre. Ses sens sont submergés dans une orchestration précise de stimuli. Et d’un même ensemble, tous ces instruments se taisent. Une respiration forte et soudaine, un soupir. Le chef de l’opération s’approche, une caméra au poing. Il la tient devant le Ministre des Armées. Il n’a pas grand-chose à dire. Juste témoigner des agissements du président, retourner l’élection. Tous sont suspendus à ses lèvres. Le ministre crache au visage de l’homme qui lui fait face. Encore plus rouge qu’avant, il vocifère une pluie d’injures. Tout le monde hoquette de surprise. Personne ne l’arrête. Personne ne le fait sortir. Le chef de l’opération reste tétanisé, n’essuyant même pas le crachat sur son front. Ses lèvres bougent, tremblantes, mais aucun son n’en sort, comme s’il essayait de faire sens de ses pensées. Comment cela avait-il pu échouer ? Tout était rodé, jusqu’au dernier rouage. Ils étudiaient la question depuis plusieurs dizaines d’années…
La jeune femme en blouse blanche sourit. Dans sa poche, elle écrase entre ses doigts une minuscule seringue contenant une neurotoxine. Elle l’a utilisée sur le ministre en éteignant le scanner. La neurotoxine n’était pas en grande quantité. Juste ce qu’il fallait pour altérer une dizaine de neurones. Pas assez pour changer la personne. Suffisamment pour rendre caduque une quelconque prédiction de réponse aux stimuli. Personne ne la soupçonnera maintenant qu’elle a insinué cette ridicule idée de fluctuation quantique dans les rangs. Elle entend déjà la chercheuse chuchoter les mots qui sèmeront le doute.
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