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  • Photo du rédacteurAgathe Delepaut

Nuit blanche

Dernière mise à jour : 12 mai 2021

J’ouvre les yeux. Je reste allongée sur le matelas quelques minutes. Je n’ai toujours pas réussi à dormir. Je me ressaisis et me lève d’un mouvement fluide. Mon corps est soudainement attaqué par la morsure du froid ambiant. Je frissonne et avance à tâtons vers la cabine de douche. Un coup d’oeil à ma montre sur la table de chevet m’indique qu’il est 22 heures. Je tourne le robinet et un jet brûlant se déverse sur moi. Je pousse un cri, surprise par la différence de température entre l’eau chaude et l’air glacé. L’eau se déverse en trombes sur mes épaules, délassant mes muscles. Je reste immobile sous le jet pendant quelques minutes qui me semblent être des heures. Je sors, me sèche, m’habille et me dirige vers la petite armoire à pharmacie dans le coin de la pièce. Je regarde, perplexe, la tablette de somnifères. Il ne m’en reste que deux alors qu’il y a 48 heures, la boîte était pleine. J’en ai pris deux aujourd’hui avant de tenter de dormir. Ils n’ont eu aucun effet. D’un coup sec, je jette la boîte par terre et me prends la tête entre les mains. Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir survivre avec si peu d’heures de sommeil. Je sais qu’il n’est pas la peine de tenter de me recoucher. Je m’emmitoufle dans une couverture et avance à petit pas vers la bouilloire. Je sors une boîte de pâtes lyophilisées. Elles sont plutôt bonnes et les sachets de nourriture sont très variés mais depuis quelques jours, plus rien n’a de goût. Je mastique lentement, tentant de faire durer ce moment le plus longtemps possible. Après, je n’aurais plus rien à faire. Je laisse mon regard vagabonder autour de la pièce. Mes yeux s’arrêtent sur l’ordinateur qui trône sur la petite table à ma gauche. Il est resté allumé. Je me mords la lèvre, inquiète. J’espère qu’il n’a pas consommé trop d’électricité. Je m’en approche, et un coin de l’écran attire mon regard. Je peux accéder au journal de bord de ceux qui étaient mes collègues il y a encore quelques jours. Frénétique, je les regarde tous, tous ceux d’il y a cinq jours. Il m’est impossible de contenir mes larmes lorsque je vois Lola s’adresser à sa fille. Maladroitement, je sèche mon visage de ma manche et éteint l’ordinateur. Je n’arrive plus à regarder les vidéos. Je passe ma mains dans mes cheveux courts en tentant de me reprendre. Je dois sortir. Prendre l’air. C’est loin d’être une décision sage, il fait froid, je n’ai pas dormi, c’est dangereux. Mais après 5 jours à me morfondre dans cette pièce, c’est un besoin irrépressible. J’ouvre le placard pour m’armer contre le froid. Je couvre mon corps d’habits en laine et me faufile dans une parka. J’enfile chaussettes de fourrure et bottes, gants en laine et moufles. Finalement, je mets un masque qui me recouvre tout le visage, sauf les yeux. J’esquisse un sourire amer au souvenir de Lola qui faisait rire sa fille en enfilant le sien et jouant des rôles grotesques devant la caméra. Engoncée sous toutes ces épaisses couches, je marche lourdement vers la sortie.


J’ouvre la porte. C’est le milieu de la nuit mais le soleil brille de mille feux. Ses rayons se répercutent sur les flocons blancs du pôle, éblouissant mes yeux. Je m’avance, mes chaussures crissant dans l’épaisse couche de neige. Je suis seule, gelée, mais je ne me suis jamais sentie aussi vivante. Je m’approche de deux silhouettes de glace taillées par le vent. Avec Lola, nous les avions baptisés Joe et Mike. Les interpeller nous faisait passer le temps et pouffer de rire lorsqu’on travaillait dehors sous la morsure du froid. Je vais passer ma nuit avec eux, en attendant des secours qui tardent à venir. Je leur raconte mes journées, des blagues, je joue aux cartes avec eux, tout ce qui peut faire passer le temps. Je tourne la tête en direction des bâtiments. À une centaine de mètres de celui dans lequel je survis, les cendres des laboratoires s’étalent encore sur le sol glacé. Les images de l’incident me reviennent. J’entends encore l’explosion et les cris qui ont retentit, bien qu’ils n’aient pas duré très longtemps. Un relent de chair brûlée effleure mes narines. Le souvenir de cette odeur me suit partout. Je me mets à trembler. Ces images hantent les quelques moments où je ferme les yeux et m’empêchent de dormir. J’inspire lentement par le nez, l’air glacial sans aucun parfum effaçant l’illusion. Mes larmes gèlent instantanément au coin de mes paupières. Il est temps que je rentre.


Je réalise que le vent s’est levé, et souffle si fort que je peux à peine me mouvoir. Je me relève difficilement, époussette la neige qui s’est déposée sur ma veste et mes gants, et commence à marcher vers ce qui reste de la station. Mais j’ai l’impression de patiner, de ne pas vraiment avancer. Le blizzard envoie de la neige sur mon visage, heureusement arrêtée par le masque que je porte. C’est une tempête qui se lève. Je gémis. Il me reste si peu de forces avec toutes ces nuits de sommeil écourtées, je ne veux pas avoir à me battre contre le vent et la neige. Mais je me ressaisis. Si je rejoins la base maintenant, j’échapperai au pire. Je garde en vue l’ombre du bâtiment et commence à me hâter vers lui. Mes jambes pèsent si lourd que je dois faire un effort insurmontable pour les soulever. Peu à peu je me rapproche mais la tempête s’intensifie. Le vent hurle. Ce son me glace le sang. Je commence à paniquer. Je sais que c’est la fatigue et l’épuisement. Si je leur cède, je ne m’en sortirai pas. Je commence à trembler et à sangloter ; sans larmes. Je m’effondre sur mes genoux et me recroqueville, face contre terre. Je ne sais pas combien de temps je reste prostrée. Le vent hurle autour de moi, m’assourdit. Je réussis tout de même à rassembler mes forces et à me relever. Je ne suis plus très loin du bâtiment. Je continue inexorablement, mécaniquement, essayant de ne penser à rien d’autre que les mouvements que j’effectue. Soulever un pied. Le poser. Soulever l’autre, recommencer. Si je pense à autre chose je n’y arriverai pas. J’y suis presque, j’aperçois l’encadrement de la porte.

Je tente encore difficilement d’avancer vers elle, chaque pas dans le blizzard nécessitant un effort surhumain. Tout à coup, j’entends le bruit significatif des pales d’un hélicoptère. Un rai de lumière perce la tempête, suivi d’une échelle. La secouriste me crie quelque chose mais je n’arrive pas à l’entendre. J’enchaîne les pas dans sa direction tout en luttant pour ne pas tomber. Je ne suis qu’à quelques mètres d’elle, elle s’avance aussi. Je tends mon bras, elle m’attrape la manche et m’attire vers elle. L’échelle remonte. Je suis à bord de l’hélicoptère. On m’entoure d’une couverture de survie. La secouriste la maintient sur moi d’une étreinte forte. Enveloppée par la chaleur et la douceur humaine, une vague de fatigue me submerge. Je ne suis plus seule. La tempête se calme. Le soleil apparaît. Je ferme les yeux et sombre, pour la première fois depuis cinq jours, dans un sommeil profond.


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