Je cours. Les branches se prennent dans mon visage, m’arrachant des petits lambeaux de chair. Je n’ose pas regarder derrière moi. Chaque seconde compte.
Il y a quelques heures, tout allait pour le mieux. J’étais entourée des miens. Je prenais soin d’eux et ils prenaient soin de moi. C’est alors qu’il est arrivé. Silencieux, avec des instruments de mort. Il les a décimés avant même qu’ils n’aient pu comprendre ce qu’il se passait. Des éclairs blancs avaient fusé, heurtant ma famille, la teintant de rouge. J’ai réagi vite, j’ai dit à mes enfants de courir vers la forêt la plus profonde, là où je connais le territoire, là où nous serions en sécurité. Sans un seul regard derrière nous, nous avons couru. Tous mes enfants ne m’ont pas suivi, mais je n’ai pas risqué de retourner les chercher, il était probablement trop tard. Ils étaient trois à m’avoir suivie. Je suis passée derrière eux pour être en mesure de les protéger du danger qui nous suivrait, les poussant légèrement si leur course faiblissait. Tout d’un coup l’un d’eux a trébuché sur une pierre. Immédiatement, je l’ai porté pour aller plus vite. Je n’avais pas le temps d’attendre qu’il se rétablisse sur ses appuis. Ils avaient tellement peur. Ils comptaient sur moi pour les protéger et je leur ai failli.
Nous avions couru à en perdre haleine jusqu’à ce que les sifflements se fassent de nouveau entendre. C’était impossible, nous ne pouvions que l’avoir distancé. Et pourtant la menace était là, mortelle. Un de ceux que je devais protéger hurla et tomba, transpercé. Une entaille apparut dans mon oreille alors que nous nous ruions loin de la portée de cette arme fatale. Après de longues minutes de folle course, nous avons ralenti, mes deux derniers compagnons ne pouvant soutenir le rythme de notre cavalcade. Et c’est alors que, portant l’un de mes enfants, le regard plein d’espoir vers l’autre, je l’ai vu soudainement s’arrêter et gémir de douleur. Je n’avais pas compris cet élan de souffrance jusqu’à ce que je m’approche et que je voie la morsure argentée de ce qui se refermait sur son membre. J’ai gémi de terreur. J’avais déjà vu cela arriver. On ne ressortait pas vivant de ces crocs glacés. J’ai tourné autour du piège, désespérée, mais en me maintenant à une distance respectable. Je ne savais pas quoi faire, il y en avait probablement d’autres, très proches. Et je devais protéger ce qu’il me restait. Un craquement de branche a retenti tout proche, me forçant à prendre la décision la plus dure de ma vie. J’ai tourné les talons et me suis ruée hors de portée de ce qui nous pourchassait, abandonnant mon enfant à une mort certaine. Cependant j’avais pris cette décision trop tard, laissant à un autre trait argenté le temps de surgir de derrière un imposant buisson. Ma gorge avait échappé de justesse à ce qui allait la déchirer, mais le cri sourd qui le suivit ne m’échappa pas. L’odeur du sang est ce qui frappa en premier mes sens, puis l’affaissement du petit corps que je transportais. J’avais continué à courir jusqu’à réaliser ce qui venait de se passer. J’étais seule. Je suis seule. Je suis la dernière des miens. Je cours.
Mes pieds frôlent à peine le sol. Il faut que je sois plus rapide. L’adrénaline accélère mes mouvements, mais ce n’est pas suffisant. Je dois trouver quelque chose. Je suis dans l’incapacité totale de grimper à un quelconque arbre. Et je sais qu’il n’y a aucun cours d’eau à proximité. Rien qui ne puisse effacer mon odeur et mes traces. Rien qui ne me permette d’être hors d’atteinte. Aucune réelle échappatoire. Je vais devoir affronter le danger. J’aperçois des monticules de pierre au loin. Si je peux distancer ce qui me poursuit jusque là-bas, je pourrais tenter de me défendre. Essayer d’avoir l’avantage de la hauteur, l’effet de surprise si j’ai de la chance. Et peut-être réussirais-je à survivre. À présent c’est la seule chose qui compte. J’arrive aux abords d’un grand rocher. Je me jette derrière, haletante, tous mes sens en éveil et j’écoute. Le silence retentit dans mes oreilles, plus dangereux que n’importe quel bruit. Je ne peux pas le localiser. Je me dis qu’il a peut-être abandonné la poursuite mais je sais bien que c’est faux. Même si j’ai pu le distancer, il me traque à présent. Et je n’ai pas pris le temps de camoufler mes traces. Si je ne fais pas attention, courir ne m’aura servi à rien excepté m’épuiser et m’empêcher de faire front de toutes mes forces. Mais après toute une vie à sillonner la forêt et protéger ma famille, je suis puissante. Je suis prête à utiliser n’importe quel moyen pour que mon cœur continue de battre. Mes dents se dévoilent sous mon rictus. Si je le souhaite, je peux être dangereuse. Et je m’emplis de haine contre cet être qui veut m’enlever la vie. Je sens mes poils se hérisser. J’essaie de savoir par où fuir. Un vent se lève et je sens une odeur. Celle de mon poursuivant. Elle est forte, il est proche mais pas suffisamment pour que je l’entende. Cela veut dire qu’il ne peut pas m’entendre non plus. C’est le moment de repartir, avant d’être bloquée. Si j’arrive à trouver un cours d’eau où une route, il ne pourra pas m’y suivre. Ou du moins, il ne pourra savoir par où je me suis enfuie.
Je reprends ma course. Les feuilles et l’humus de la forêt me quittent pour l’amalgame de cailloux que j’avais aperçus, il y a quelques instants. Le sol est jonché de pierres coupantes. Je sens un liquide chaud couler entre mes orteils. Je vais laisser des traces plus que visibles. Cette fois-ci il n’est pas question de chercher une route. Seule l’eau permettra d’effacer mes empreintes. Je clopine, essayant de m’enfuir le plus loin possible, toujours en cherchant du coin de l’œil un refuge qui me permettrait de survivre. Tout à coup, une brise fraîche se lève, à l’opposé de mon poursuivant. Je la hume et perçois une légère humidité. Je dois être proche d’un point d’eau. Je me presse, mais j’entends un bruit, lointain, mais beaucoup trop proche à mon goût. Des oiseaux s’envolent à environ deux kilomètres de moi. Je suis loin de mon poursuivant mais avec mes blessures, mon allure clopinante et les traces sanglantes que je laisse sur mon sillage, quelle que soit la distance qui nous sépare, il aura une grande facilité à me retrouver. Et puis je l’entends, le bruissement léger de l’eau qui coule sur les rochers et sur le sable. Mon salut. Je plonge dans le courant frais et si agréable sur mes plaies ouvertes. L’eau me nettoie et ravive mes forces. Je clopine et nage dans le courant pendant quelques minutes avant de décider de rejoindre la berge. Je me hisse sur le sol sec, pantelante et m’écroule, ivre de fatigue. C’est là que j’entends le craquement, juste derrière-moi. Je fais volte-face, tous mes sens en alerte, muscles crispés, mais je sais qu’il est trop tard.
Nous nous faisons finalement face. Lui et moi, l’homme et l’animal, la louve et le chasseur, tout aussi silencieux l’un que l’autre de peur qu’un mouvement entraîne la mort ou la vie. Le regard de l’homme se fait plus acéré. Imperceptible, sa main se relâche. J’entends un sifflement pointu et ma chair se déchire sous le métal coupant de sa flèche. Tout mon être ne se résume plus qu’à un point brûlant de douleur, ma gorge. Je sens mon poitrail s’humidifier sous le flot de sang qui s’échappe de ma carotide mise à nu. Mes pattes avant cèdent les premières, comme si je me prosternais devant celui qui m’a tout enlevé pour finalement m’ôter la vie. Je m’écroule sur le côté. Je me souviens des éclairs rouges sombre qui sillonnaient le pelage si clair de ma famille. Je me demande si c’est ce qui est en train de m’arriver. Le sang gargouille en s’échappant de ma gueule. L’air siffle en entrant dans ma gorge et seule une légère partie de ce que j’aspire rejoint mes poumons. Je renâcle. Mon flanc se soulève de plus en plus difficilement. Je lève les yeux vers le trappeur et son sourire satisfait. Il ne m’aidera pas à en finir. Je ne m’en irais pas non plus sans un dernier combat. Il est tout près de moi, pas assez pour oser me toucher. Il attend en sûreté que je rende mon dernier souffle. Mais il est assez proche pour moi. Je rassemble mes forces et dans un dernier effort, soulève ma tête et violemment lui attrape le haut de la cheville. J’appuie, j’accroche, je déchire la chair. Un goût de fer s’immisce dans ma gueule, se mélangeant à mon sang. Un sentiment de triomphe m’envahit lorsqu’il hurle de douleur. Il s’agite, essaie de se dégager mais n’ose pas approcher les mains. Je renforce ma prise, enfonçant mes crocs acérés jusqu’à l’os. Il attrape son arbalète et l’assène de toutes ses forces sur ma mâchoire. Le choc me force à lâcher, une douleur sourde s’élevant dans mes gencives et remontant vers mon front. Cette fois-ci c’est la fin. Je jappe faiblement, comme un adieu.
Je jette un dernier regard vers ce lieu qui a accueilli toute ma vie. Le ciel est d’un bleu si clair qu’il en est presque blanc et les arbres autrefois verdoyants me semblent noirs. Mais c’est peut-être parce que la vie est en train de me quitter que je les vois de cette manière là. Je me serais battue, défendue jusqu’à la fin et je me sens lasse. Il me tarde de rejoindre mes enfants, ma meute et mon alpha. Je ferme mes yeux pour me reposer, me laisse aller comme si mon esprit s’enfonçait dans le sol plus profond que là où les racines des arbres peuvent plonger, tout en s’élevant plus haut que là où les oiseaux peuvent voler. Je laisse échapper un dernier râle et tout disparaît. Je ne laisse derrière-moi que ma dépouille aux mains de son tueur. Une réminiscence finale s’immisce en moi. Je me revois chasser avec ma meute. Je suis libre de la peur, de la fuite. Je me revois, le nez au vent, les pattes frôlant le sol. Je cours.
Comments